mercredi 10 juillet 2013

La Cour Pénal Internationale a examiné l'ouverture d'une enquête contre Israël.

L’affaire du « Mavi Marmara » vient de connaître un rebon­dis­sement spec­ta­cu­laire. Le 14 mai 2013, le bureau du pro­cureur de la Cour pénale inter­na­tionale (CPI) a annoncé avoir ouvert un « examen pré­li­mi­naire » sur le raid mené par les forces armées israé­liennes contre une flot­tille huma­ni­taire au large de Gaza le 31 mai 2010. Revenons un instant sur les faits à l’origine de cette affaire.


Le Mavi Marmara. Photo : Free Gaza movement

En mai 2010, un groupe de 8 navires, ayant à leur bord plus de 700 per­sonnes de 36 natio­na­lités dif­fé­rentes, avait pris la mer depuis les côtes turques en vue de délivrer aux habi­tants de Gaza 10.000 tonnes de vivres, médi­ca­ments, vête­ments, maisons pré­fa­bri­quées et aires de jeu pour enfants, notamment. Le Mavi Marmara, le plus important navire de la flot­tille, avait été affrété par une orga­ni­sation isla­mique turque, l’Insani Yardim Vakfi, et avait été enre­gistré aux Comores quelques jours avant le départ de la flottille.

L’assaut conduit par les forces armées israé­liennes eut lieu dans les eaux inter­na­tio­nales, alors que la flot­tille se trouvait au large des côtes israé­liennes. Cette inter­vention de vive force en haute mer s’est faite en vio­lation des règles du droit inter­na­tional de la mer, notamment de la Convention de Montego Bay qui limite ce type d’interventions sans l’accord de l’Etat du pavillon du navire aux cas de pira­terie, de transport d’esclaves, de navi­gation sans pavillon ou de dif­fu­sions d’émission radio non auto­risées. Un examen juri­dique et factuel pré­li­mi­naire avant une éven­tuelle enquête

Au cours de cet arraisonnement, neuf Turcs qui se trou­vaient à bord du Mavi Marmara ont été tués, tandis qu’une quarantaine de pas­sagers était blessée. L’affaire a donné lieu à quatre rap­ports dis­tincts, restés sans suite. Deux ont été rendus par des com­mis­sions natio­nales israé­lienne et turque (aux conclu­sions radi­ca­lement opposées) et deux autres rendus dans un cadre onusien : l’un du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies de septembre 2010 (rapport Hudson- Phillips) et l’autre du panel d’inspection désigné par le Secrétaire général des Nations Unies de sep­tembre 2011 (rapport Palmer).

L’« examen pré­li­mi­naire » par le pro­cureur de la CPI, prévu par l’article 15 du Statut de Rome, consiste, comme son nom l’indique, à entre­prendre un examen juri­dique et factuel pré­li­mi­naire afin de déter­miner si les cri­tères pour ouvrir une enquête devant la CPI sont réunis. L’ouverture de cet examen pré­li­mi­naire est fait, en vertu de l’article 14 du Statut de Rome, sur « saisine » d’un Etat partie au Statut de Rome, l’Union des Comores, par l’intermédiaire de ses avocats, le cabinet turc Elmadag basé à Istanbul, qui défend également les familles du Mavi Marmara. Les Comores ont demandé au pro­cureur de la CPI d’enquêter sur de pré­sumés crimes contre l’humanité et crimes de guerre (meurtres, torture, et actes inhu­mains) commis par les forces israéliennes.

La com­pé­tence du pro­cureur de la CPI pour traiter cette affaire ne semble guère dis­cu­table. En effet, la Cour peut exercer sa com­pé­tence si l’affaire lui a été transmise par le Conseil de sécurité des Nations Unies, si la per­sonne mise en accu­sation est citoyenne d’un Etat membre, ou encore si le crime supposé a été commis sur le ter­ri­toire d’un Etat membre. C’est dans le cadre de cette der­nière situation que le pro­cureur agit ici. L’archipel de l’Océan indien étant Etat partie de la CPI depuis le 18 août 2006 et un navire battant pavillon comorien étant une partie du ter­ri­toire comorien, il était dès lors pos­sible de retenir la com­pé­tence de la Cour en vertu de l’article 12 (2) (a) du Statut de Rome.

La Turquie avait menacé en son temps de saisir la Cour inter­na­tionale de justice (CIJ) mais n’en avait fina­lement rien fait. La Turquie, dont neufs res­sor­tis­sants ont été tués, n’a pas ratifié le traité de Rome. Elle ne peut donc pas saisir la CPI. En mars 2013, le premier ministre turc avait accepté les excuses pré­senté par son homo­logue israélien, qui s’était engagé à indem­niser les familles des vic­times. En échange, la Turquie devait aban­donner les pour­suites judi­ciaires intentées par sa justice contre quatre anciens res­pon­sables mili­taires israé­liens, qui sont jugés en leur absence depuis 2012. 

Israël n’a pas non plus ratifié le Statut de Rome et n’envisage pas de le faire, compte tenu de l’illégalité mani­feste en droit inter­na­tional de sa poli­tique de colo­ni­sation en Cis­jor­danie. Le Conseil de sécurité, du fait de l’opposition amé­ri­caine, restait muet. La « saisine » de la CPI par les Comores était donc indispensable.
Désormais, le pro­cureur de la CPI devra trancher au moins deux aspects impor­tants de l’affaire (V. « La légalité de l’arraisonnement du Mavi- Marmara par la marine israé­lienne », G. Pois­sonnier, P. Osseland, Recueil Dalloz 2010 p. 2319).

Premier point : Les auto­rités israé­liennes avaient- elles le droit de faire usage de la force pour faire res­pecter le blocus de Gaza et empêcher les navires de livrer leur car­gaison huma­ni­taire ? Répondre à cette question revient à s’interroger sur la légalité du blocus de la bande de Gaza, notamment au regard du droit inter­na­tional huma­ni­taire. Décrété en juin 2006 à la suite de la capture d’un soldat israélien - libéré en octobre 2011 en échange d’un millier de pri­son­niers pales­ti­niens - le blocus ter­restre, maritime et aérien de la bande de Gaza a été ren­forcé en juin 2007 à la suite de la prise de contrôle de ce ter­ri­toire par le Hamas. Le rapport Palmer avait curieu­sement considéré que le blocus de Gaza était légal et que l’usage de la force par les soldats israé­liens à bord du navire était néces­saire pour le faire res­pecter. Vio­lation du droit inter­na­tional des droits de l’homme

Le Manuel de San Remo du 12 juin 1994 sur le droit inter­na­tional appli­cable aux conflits armés sur mer autorise le blocus naval en cas de conflit armé (section II points 93 et s.) et permet ainsi le recours à la force pour le mettre en œuvre lorsqu’un navire, même d’un État tiers, tente de le forcer. S’appuyant sur cette dis­po­sition, la marine israé­lienne interdit l’entrée et le passage de tout navire étranger dans les eaux ter­ri­to­riales de Gaza et dans une zone élargie jusqu’ à 40 milles, faisant res­pecter ce blocus, au besoin, par l’usage de la force. 

Tou­tefois, en pra­tique, la maî­trise (et la fer­meture) com­plète des fron­tières ter­restres, aériennes et mari­times (à l’exception de la zone sud, face à Rafah en Égypte) revient à faire de ce ter­ri­toire, en dépit de son évacuation par l’armée israé­lienne en 2005, un ter­ri­toire sous contrôle effectif israélien et donc juri­di­quement un ter­ri­toire occupé.

Dans ces condi­tions, Israël a le devoir, en vertu de l’article 55 de la IVème Convention de Genève du 12 août 1949, d’assurer une vie la plus normale pos­sible aux 1,5 million de civils qui vivent sur ce ter­ri­toire et donc d’y laisser entrer tous les biens essen­tiels à la vie de cette popu­lation.

 Or, en pra­tique, les consé­quences écono­miques, sociales, médi­cales et huma­ni­taires d’un tel blocus affectent durement la popu­lation gazaouite. Le Manuel de San Remo prohibe d’ailleurs le blocus naval lorsque son établis­sement inflige un dommage à la popu­lation civile qui s’avère excessif par rapport aux avan­tages mili­taires directs qui peuvent en être obtenus (section II, point 102). Ce blocus revient, en outre, à imposer une punition col­lective à la popu­lation civile de Gaza pour son soutien au Hamas, punition qui est pro­hibée par le droit inter­na­tional humanitaire.

Enfin, s’agissant d’un ter­ri­toire occupé où les conven­tions inter­na­tio­nales des droits de l’homme rati­fiées par Israël en 1991 ont alors vocation à s’appliquer, le blocus porte atteinte à la dignité humaine et aux droits de l’homme, en par­ti­culier aux droits à la nour­riture, à la santé, au logement, au travail et à l’éducation. Comme le sou­ligne le rapport Hudson- Philipps, ce blocus est donc, du fait de ses consé­quences, illégal au regard du droit inter­na­tional. 

C’est la raison pour laquelle le secré­taire général des Nations unies, tout comme le CICR, a tou­jours demandé « la levée immé­diate » du blocus de la bande de Gaza. Dès lors, l’usage de la force pour le faire res­pecter paraît également illégal.

Deuxième point : celui de la gravité des faits, une exi­gence prévue par les articles 17 (1) (d) et 53 du Statut de Rome. 

La com­mission de crimes lors de l’assaut du 31 mai 2010 ne fait guère de doute. Il n’est pas contesté que les forces mili­taires israé­liennes qui sont inter­venues étaient lour­dement armées (avec des armes à feu dont elles ont fait un usage important), alors que les per­sonnes à bord étaient des civils qui n’ont à aucun moment tiré de coups de feu. Tout comme il n’est pas contesté que cer­tains d’entre eux se sont défendus avec des cou­teaux ou des barres de fer.

Le rapport Hudson- Phillips a conclu que les mili­taires israé­liens ont mani­festé une « vio­lence tota­lement inutile » lors de leur inter­ception, et que le com­por­tement des mili­taires israé­liens envers les pas­sagers de la flot­tille a été « non néces­saire, dis­pro­por­tionné, excessif et inap­proprié ». 

Le rapport Palmer a confirmé que « les pertes en vies humaines (…) sont inac­cep­tables » et que l’usage de la force y avait été « excessif ». En outre, il est établies, selon le rapport Hudson- Philips, que les forces israé­liennes, après avoir pris le contrôle du Mai Marmara, ont menotté pra­ti­quement tous les pas­sagers et les ont fait rester à genoux pendant des heures. Quand elles les ont débarqués au port d’Ashdod, elles ont tenté de leur faire signer des confes­sions selon les­quelles ils étaient entrés illé­ga­lement en Israël.

Ceux qui ont refusé de signer ou de donner leurs empreintes digi­tales ont été frappées. Les faits consti­tuent donc à l’évidence une vio­lation du droit inter­na­tional des droits de l’homme. Tou­tefois, ces faits, aussi sérieux soient- ils, sont- ils suf­fi­samment graves pour jus­tifier des pour­suites devant la CPI ? Les avocats, auteurs de la plainte, conscients des risques de rejet, ont insisté dans leurs conclu­sions sur le fait que « les actions des forces de défense israé­liennes étaient la mani­fes­tation d’un plan ou d’une poli­tique qui consistait à uti­liser la vio­lence afin de dis­suader les flot­tilles huma­ni­taires », qua­li­fiant ce plan de « délibéré ».

Ils ont, en outre, pointé du doigt les trai­te­ments dégra­dants et inhu­mains ainsi que les inti­mi­da­tions qu’ont subi les per­sonnes inter­pellées par Israël, pour montrer que l’assaut n’était pas une erreur tra­gique et isolé mais s’inscrit dans une poli­tique d’ensemble visant à dis­suader les mili­tants asso­ciatifs du monde entier de renou­veler de telles ten­ta­tives, sus­cep­tibles de recevoir la qua­li­fi­cation de crime contre l’humanité.

Dans tous les cas, la décision du pro­cureur de la CPI sera suivie avec beaucoup d’attention, car c’est la pre­mière fois que la saisine de la chambre pré­li­mi­naire de la Cour semble réel­lement pos­sible dans une affaire qui ne concerne pas le continent africain.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire